Toasts et
Tombaux
(Romain
Verger)
En publiant The Beat Degeneration dans
leur collection French Connection, les éditions D-Fiction font découvrir un jeune auteur
dont je connaissais les étranges récits, d’inspiration onirique ou
hallucinatoire, parus sur son blog La Part du mythe. À la fois constat amer de
l’état de notre littérature contemporaine (pour ce qui est de sa part visible),
sacrifiée sur l’autel de politiques éditoriales régies par la « logique
de l’utile et du rentable », et tentative de circonscription de la
nature de la littérature et de l’acte d’écrire, ce recueil de onze textes tire
assez nettement vers l’essai.
Sous-titré « Notes, sans partitions », The Beat
Degeneration ne s’y réduit pourtant pas totalement. D’une forme assez
libre, faite de bourgeonnements, de décrochements, de digressions,
d’incursions narratives et autobiographiques, l’ensemble pourrait se définir
tel que l’auteur lui-même décrit le patchwork des Illuminations rimbaldiennes
: « une coagulation de textes de factures et de tonalités
divergentes par laquelle se manifesterait, dans un composum faisant
artificiellement bloc sous l’unité d’un titre, la dissolution d’un moi démembré
par la diversité des voix qui le traversent comme pour le disséminer dans le
rectangle des pages ».
Une composition souple, fluide et ouverte qui tente de substituer à la
cacophonie ambiante (ce « déferlement chronique » de
bruit et d’informations dont les médias nous saturent quotidiennement jusqu’à
la nausée) la polyphonie structurante de l’écriture, entendue comme « écriture
fantôme », « outil médiumnique » brouillant
la limite « qui sépare le monde des morts de celui des
vivants ». Écrire, c’est faire monter le hors-scène sur la scène,
c’est fracturer le « tombeau du verbe en sa verbalité héraclitéenne »
pour que s'en échappe cette pulsation des voix aimées du passé, créer un « monstre
frankensteinien : James-Arthur-Rimbaud-Joyce ». Nous sommes,
explique-t-il, tiraillés entre deux mondes :
« la voix des journaux et la voix d’auteurs psalmodiant pour nous
d’outre-tombe leurs obsessions, leurs cantiques et leurs enfers personnels
comme pour nous les incuber, nous rappelant chaque fois sans faiblir à cet
espace d’indécision où les morts hantent par leurs voix les vivants et les
extirpent, un temps du moins et par intérim, de ce grand charnier continu
qu’est le temps va-de-l’avant mon gars et bon vent ducon! »
The Beat Degeneration dresse bien évidemment
l’anti-portrait de la Beat Generation, génération anti-frénétique, atone et
désabusée que celle de l'auteur (les années 90), sans combats à mener ni causes
à défendre qui vaillent vraiment la peine, où l’on macère dans une sorte de
vacance historique et politique, où l’on se consume petitement dans un « infini
dimanche », une situation qui n’est pas sans rappeler ce mal du siècle
typiquement romantique, ici réactualisé. Un défaut d’investissement libidinal
en somme, quand l’écriture est précisément pour l’auteur « un
temps spasmodique ne répondant qu’aux influx d’hormones sous la coupe de
l’hypophyse, imprévisible comme leurs débordements et la décharge qu’elles
appellent ». S’il ne dénie pas à la littérature son droit à l’humour,
à « l’humour assassin », G. Mar déplore la fadeur
de « ces nouvelles idoles [que chaque rentrée littéraire érige] au
Panthéon de la République des Lettres. De nouveau dieux. Ils doivent nous servir
de modèles et de guides. Tout est devenu français au possible, panthéonesque et
conservateur. » Car la littérature s’est faite sous le signe du
crime, rappelle-t-il dans la continuité de Lyotard, dans l’ombre du régicide de
1793, qui n’est que l’aboutissement historique d’une autre décapitation : celle
de notre langue de sa part orale, maudite et bouffonne, « le
patois débridé des païens » et l’esprit de Rabelais, dans le
processus d’uniformisation induit par la langue romane dont procède le genre
romanesque, « idiome [commun fondé] pour la grande communauté
fraternelle des homo-économicus ». Que reste-t-il de la littérature si
on l’ampute de sa part sombre? Les premières pages de La Condition
humaine de Malraux sont pour lui emblématiques de la situation de
l'écrivain. Plus que le crime qu’il va commettre, c’est la possibilité du
crime, ce moment anxieux et suspendu qui le précède, ce « temps
propre à la possibilité du meurtre » et de la révolution, qui
fait de Tchen, « ce barbare descendu des plaines mongoles »,
le Grand Voyant et le grand criminel. Autrement dit, une écriture qui n’a pas
renoncé au cruor de l’enfance et perpétue la « mémoire du roman
sacrificiel et profanateur à l’origine du genre ».
G. Mar, The Beat Degeneration (Notes, sans partition),
D-Fiction, 2014.
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