jeudi 21 janvier 2016

 
FIN – des hommes poussent des caddys remplis de sacs aux couleurs d’un supermarché discount à travers les faubourgs les plus reculés d’une ville du Nord de la France – je les suis entouré d’un bataillon d’enfants crasseux vers leurs bidonvilles – les femmes les attendent avec la récolte de leurs mendicités et les accueillent de leurs cris tel un regroupement de goélands autour du cadavre d’un phoque échoué sur la grève – c’est un chant obsédant et sans âge – la traduction mélancolique d’une vieille douleur – des chiens attachés aux essieux de leurs caravanes tirent comme des damnés sur leurs chaînes et s’étranglent et aboient au milieu d’un tas de détritus et d’objets de récupération – nous franchissons les portes invisibles du royaume de Cham – c’est un bidonville – j’ai la vision très précise des villes de demain – un pressentiment de pauvreté exponentielle qui finira par modeler la surface de la Terre à son image – insalubre –

– à quinze ans je migre dans une ville nouvelle de la proche banlieue lyonnaise et me retrouve exilé parmi les exilés de trois continents à vivre au milieu d’un agencement de raffineries et d’oléoducs baigné par les relents nauséabonds du pétrole – mes nouveaux camarades d’école m’accueillent avec des histoires morbides – une femme de la cité d’à côté s’est fait trancher la tête – on l’a retrouvée dans la poubelle d’un parking – une autre a été brûlée vive sur un lit de pneus

– je sors d’une bouche de métro compressé par la foule – pris dans son mouvement j’avance au rythme de Paris – je porte avec mon corps incroyablement lourd un sommeil fantomatique par-dessus l’asphalte – je suis fatigué, mais j’avance à grande vitesse – je ne suis pas la source de mes propres mouvements – une autre force me pousse pareil au vertige attirant les corps vers l’idée du suicide – je la sens – irrépressible – m’emporter – impression que mes muscles s’effondrent –

– j’ai ce désir de réussir à m’élever par-delà les toits et contempler – œil panoptique sans paupière perchée aussi haut qu’un trou formé dans la couche d’ozone Paris définitivement spleenifiée – ses avenues – ses ruelles – sa somme incompressible de paradis artificiels et d’enfer en action – et ce mouvement qui porte les corps – indissoluble – comme pour m’en soustraire, mais je suis pris dedans – tout ici ressemble à ceci : la mort sans pleurs et un vieux crime piaulant dans la boue de la rue – 

– je sors d’une bouche de métro et lève les yeux vers ce qui reste perceptible du ciel coincé entre les sommets de buildings immenses – ce n’est plus Paris qui m’encercle – saturant l’horizon – mais l’ombre de Chicago – vertige ahurissant – tout vacille autour de moi tel un bataillon d’insectes animé d’une énergie diffuse qui semble s’exhaler des bâtiments eux-mêmes et s’engouffrer telle une vague énorme au milieu des avenues pour m’emporter sur son passage – vol lugubre d’Erinyes au-dessus du centre-ville et passage de métros aériens – quelque chose comme un excès de force – une tendance vers l’inhumain – 

– sur mon bureau d’écolier un crâne déniché dans une fosse commune fait de l’ensemble de ma chambre le décor parfait pour l’exécution d’une vanité – impossible de me projeter mentalement en-deçà de mes quinze ans – 

– je longe la rivière Chicago – contemplant les buildings qui la bordent parés d’une lumière aveuglante – tout est très lumineux – comme sur le point de disparaître après un grand flash atomique – les piétons marchent incroyablement vite – je pense aux bouddhistes tantriques et leurs histoires de bonzes capables de traverser l’espace à la vitesse de la lumière et leurs dons d’ubiquité – expérience que je fis en troisième personne du singulier un après-midi de beuverie à Rouen – 

– souvenir d’un Dublin rempli de jeunes filles portant shorts en jean, bottes de pêcheurs et serre-têtes customisés de bites fluorescentes à la recherche d’un très probable coït – elles se sont mêlées aux hommes qui poussent leurs caddys et parlent aux enfants qui les suivent – les femmes les accueillent de leurs cris tel un regroupement de goélands autour du cadavre d’un phoque échoué sur la grève – 

– me voici couché sur une barque au large du lac Michigan – on me conduit au royaume des morts – 
 
– je jette un dernier coup d’œil vers la rive – la barque tangue poupe face à la barrière des buildings cerclés d’une paupière de sable jaune et qui bouge à leurs pieds – bruit de la ville qui s’amenuise au loin – je suis fatigué – on me conduit vers la vision très précise d’un paysage lunaire à la confluence de ce que j’imagine être les County Joyce et Mayo (West Ireland) – la roche à fleur de terre et deux lacs offrent au réel no man’s land des solitudes essentielles son absence de visage – pas une trace de civilisation n’entache le tableau – 

– les monts cambriens trônent au loin – par-delà la cime des buildings de Chicago chapeautés d’éther – clapotement vague de l’eau le long de la barque et bruit de plusieurs rivières en confluence – sur l’eau des lacs d’altitude brille le chrome stratosphérique des Olympe et des Walhalla – miroirs de l’ailleurs balayés du souffle apaisant des morts – 

 – je m’enfonce dans la tourbe jusqu’aux chevilles le crâne de mes quinze ans déniché dans une fosse commune entre les mains – des boules de feu s’abattent sur Paris – New York se réveille sous les cendres – 

– les jeunes filles aux serre-têtes customisés de bites fluorescentes, les hommes qui poussent leurs caddys et les enfants qui les suivent portent mon corps enveloppé dans un drap – les femmes accueillent ma dépouille de leurs cris – c’est un chant obsédant et sans âge – je contemple la scène de haut tandis que l’ensemble du cortège franchit les portes invisibles du royaume de Cham – c’est un bidonville – les chiens tirent comme des damnés sur leurs chaînes et s’étranglent et aboient au milieu d’un tas de détritus et d’objets de récupération au milieu desquels on jette mon corps – une même lumière irréelle me poursuit – vague reflet évanouissant du chrome stratosphérique sur la surface de portes de voitures dépolies, de jantes aluminium et de boîtes de conserve – les femmes me soulèvent et déposent ma dépouille sur un lit de pneus déposés dans la boue – des voiliers descendent la rivière Chicago – ils ont l’allure de mouettes ivres – puis disparaissent derrière le pont de Michigan Avenue avant d’avoir atteint le lac – les femmes chantent – les bacchantes de Dublin dansent autour de mon lit – les enfants rient – les hommes préparent le feu –

 
 
Extrait de NOCTURAMA


 

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