Où commence
dans une œuvre l’instant où les mots deviennent plus forts que leur sens ?
Quand la prose d’Ana Tot, et sa mécanique retorse imposée au logos dans toute l’étendue du sens que
les grecs de l'antiquité conféraient à ce mot, à la fois langage et raison, perd-elle
son nom de prose ? Chaque phrase ne se laisse-t-elle pas comprendre ?
Chaque suite de phrases n’est-elle pas logique ? Les mots ne disent-ils
pas ce qu’ils veulent dire (littéralement dans tous les sens du terme
comme disait Rimbaud) ? A quel instant, dans ce dédale aux murs maçonnés
de mots clairs le sens s’est-il égaré ? A quel nouveau dictionnaire (nouveau
territoire du sens) Ana Tot contraint-elle les noms de s’expatrier ? A
quel embranchement, quel détour, le raisonnement le plus circonspect
s’aperçoit-il qu’il a cessé de suivre le fil censé lui assurer la possibilité
de faire marche arrière pour revenir à lui-même (hors du labyrinthe), fort de
toutes ses certitudes passées ? Ce fil, perdu, fût-il retrouvé ne serait à
coup sûr plus le même, et l’auteur de cette prose vissée sur le noyau vide du
sens depuis lequel sa prose rayonne, et en lequel il nous perd, ne s’étonne
même plus qu’un autre, en lui-même, a pris sa place au cœur du labyrinthe, et
que le miroir en lequel son identité (ses mots) se reflète, n’est qu’un miroir
déformant.
Le monde que
déploie le langage ordinaire – celui qu’institua Richelieu sous le nom de
langue française en réduisant au silence la multiplicité des patois polluant l’unité
du royaume de France – le monde auquel nous donne accès le langage académisé par
le prisme duquel s’organise le visible, qui formate nos sens en ne leur rendant
sensible que ce qu’en permet la logique insidieuse distillée par l’étroitesse
de ses catégories – le monde auquel donne naissance notre langue commune, aseptisée,
défaite de ses puissances de dissension en lui refusant le polymorphisme
dont elle est pourtant née – le monde réduit à ce que peut en dire cette langue
toute entière orientée vers la communication claire, sans ambiguïté, consignée
une fois pour toute et pour tout le monde dans un dictionnaire (bible des rois)
n’est-il pas le refoulement, en la réduisant elle aussi au silence, de cette
puissance dont est capable le langage poétique, sa manière de défier le sens
commun en soumettant à rude épreuve la dureté de ses signifiants, les malaxant,
les pressant sur eux-mêmes jusqu’à ce qu’en gicle tout le jus et, avec lui, la
multiplicité des signifiés qu’ils retenaient captifs, étouffant conjointement aux
sens possibles nos possibilités humaines – nos manières de
voir autrement ? Les chats sont des chats ne sont plus des chats. Tout
ceci n’a rien d’un jeu sur les mots, cette prose, sous ses couverts de logique
dévoyée dont certains se repaissent comme des larves de leurs propres
sécrétions : les mots d’esprits, est cruelle. C’est une guerre, menée à la
langue, dans la langue, depuis sa croûte même, sa partie émergée, capable de
retourner les mots contre eux-mêmes, et les certitudes qu’ils véhiculent (les
nôtres) de se voir alors offertes avec les sept jeunes filles et les sept
jeunes garçons servis en repas au Minotaure, gardien des
puissances souterraines capables de faire craquer le noyau dur de nos
représentations les mieux établies, et qui, malgré son enfermement, menace
toujours de s’abattre sur le bel ordonnancement du monde sublunaire et le logos
qui lui sied. Les chats ne sont plus des chats sont des chats. Cruel mais aussi
politique : une interruption dans la circularité totalitaire du signifiant
et du signifié. Nous voici minautorisés,
le monstrueux de la langue, son polymorphisme originel (polysémisme pervers) placé au centre
de notre édifice de pensées aux murs maçonnés de mots clairs pointe ses cornes
à chaque phrase. Le refoulé de la langue transparaît, travaillant celle-ci du
dedans, bras énormes et mufle de taureau placé dans une boîte de Schrödinger
nous meuglant je suis là et je ne suis
pas là. N’en déplaise à Parménide et son disciple Zénon : l’être n’est
pas seulement ce qu’il est. Ana Tot est un monstre. Nous sommes bons pour la
manducation.
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