mardi 14 novembre 2017

UN CAMBODGIEN SUR L’AGORA (1)


 À propos de Génial et Génital. Soth Polin. Ed. Le Grand OS. Trad. Christophe Macquet.



Voici que nous vient, comme d’une lointaine nuit peuplée d’arcanes étrangères à nos modes de penser (d’être) occidentaux, une voix singulière forgée dans la matrice de visions singulières – guerriers, joyaux et animaux tout droit sortis de l’antique royaume d’Angkor minent le visible de l’intérieur pour en rendre la vacuité des effets de surface (en lesquels nous nous débattons au contact de nos semblables), encore plus désuète et insupportable. Ces visions endémiques au mythe khmer sont certainement l’émanation sensible d’un idiôme qui, traduit, force notre propre langue du dedans comme on écarterait des mains les intestins de notre langue maternelle pour y introduire les interstices nécessaires à la respiration… comme si notre propre langue, qui est tout notre esprit et toute notre manière de voir, devenue depuis longtemps irrespirable, saturée du dedans, incapable de véhiculer de l’incommunicable (surcartésiennisée) trouvait dans sa confrontation à cette autre langue un second souffle, un supplément d’âme, un autre espace où puiser la puissance irradiante des mots et tout ce qu’ils véhiculent d’énergies. Peut-être est-ce là la vision singulière que nous nous faisons du voyage (de l’exile) qu’accomplît Christophe Macquet vers cette terre du Cambodge, lourd de toutes ses obsessions linguistiques, comme on trimballerait un trésor, et hanté à jamais après s’être inoculé tous les poisons d’une langue forgée dans d’autres métaux que ceux avec lesquels nous avons équarri la nôtre. Disséminant de la limaille khmer dans le clafouti franchouillard et redoublant, par sa traduction, et ce style qui lui est si propre, le registre génital des émotions, il nous offre la possibilité de sentir, avant même de comprendre derrière le français qui nous rend cette voix lisible, ce que c’est que parler fruit-fleur, ce que c’est aussi que sentir, sous la langue parlée, tout le pulsionnel libidinal où s’enchevêtre le ying-yang érotico-thanatologique comme pour nous introduire à l’indistinction originelle du plaisir et de la souffrance. Ainsi soit-il des plaisirs liés aux usages de l’ironie qui traverse comme un câble électrique l’ensemble des nouvelles de Soth Polin réunies sous le titre évocateur de Génial et Génital – l’extase, l’émerveillement, ce qui nous pousse à crier au génie nous venant sans nul doute des couilles, qu’on en ait ou pas puisque sperme et cyprine, si nous avons bien compris, sont désignés en khmer par un seul et même mot : eau du désir. De fait il y a du trouble jeté par cette langue dans nos catégories de pensées par lesquelles chaque chose se définit selon son espèce et son genre par rapport à ce qu’elle n’est pas. Indéniable présence donc, en ce recueil, de la Syzygie (l’être primordial indifférencié selon le sexe) par-delà, ou plutôt en deçà du sacro-saint principe Aristotélicien de non-contradiction contraignant jusqu’au supplice du sarcophage notre logosphère. « L’Être est, le Non-Être n’est pas. Tu ne feras pas que le non-être soit. » (Parménide, père de notre Occident). À quoi un autre vieux fou, (Lao-tseu), plus proche en esprit des ruines d’Angkor pourrait répondre : « Non-être et Être sortant d’un fond unique ne se différencient que par leurs noms. ». Ruines nominalistes contre ruines ontologiques. Angkor jette une ombre sur l’Agora.

 

L’ironie donc, cette tournure d’esprit qui voile sous les parures du rire d’amertume les puissances à l’œuvre de la mélancolie – la nostalgie d’un âge d’or, ressort de toute conscience malheureuse, nourrissant viscéralement la distance critique du mélancolique vis-à-vis de toute contemporanéité – se fout des catégories comme des contraires, jusqu’à trouver dans la douleur et l’apitoiement une source inouïe de plaisir où se régénèrent les batteries du conatus essendi. C’est qu’elle est en elle-même duplice, à double face, source tout autant libératrice du monde dont elle fait son objet (le tournant, comme animé d’une pulsion sadique, en ridicule, elle le tient à distance, comme l’usage du poing gauche chez un boxeur droitier son adversaire), que mortifiante : entraînant celui qui en fait usage dans un état d’insatisfaction perpétuelle, non seulement à l’égard du monde tel qu’il est, dont il ne pourra jamais se repaître, qu’à l’égard de lui-même dans son incapacité à changer le monde dont il ne peut finalement que rire (c’est là toute sa force…) et non modifier l’essence (et toute son impuissance). Force des faibles ou faiblesse tout court, voire baroud d’honneur de l’éternel perdant faisant de son infirmité, la résignation, le point saillant de toutes les formes de sagesse : mourir au monde commence par mourir à soi-même. Accélérons dès lors en nous la puissance du seigneur Thanatos (rions), qui l’emporte à tous les coups, et emportons ce qui nous insupporte (le monde tel qu’il est) dans notre chute.

Consciencieux clairvoyant, l’ironique pour lequel toute chose se donne également comme vide, Maya hante chacune de ses pupilles qu’il retourne en lui-même et, dans cette vision toute intérieure d’où l’eau jaillit du sommet des montagnes et s’écrase dans des éclaboussements de lumière, comme dans un paradis perdu traversé par le cri déchirant d’animaux nocturnes, s’élève le sentiment que quelque chose manque à ce monde auquel nous ne sommes pas vraiment. Quelque chose qui nous précède, nous dépasse, et qui pourtant nous habite – apanage des poètes et des fous – quelque chose qui n’existe plus mais que nous sommes, ou, à défaut d’être, nous définit. Une identité fabuleuse, relative à la vision d’un Hors-Temps dont le monde porte cependant la trace (Angkor), comme si le temps des mythes, un court instant, avait trouvé le moyen de s’extérioriser et s’offrait alors dans toute sa splendeur rayonnante à travers ce qu’il reste de tripotable par les archéologues – l’invisible de ce qui n’est plus mais a toujours été, rendu visible par l’architecture primitive, sorte de manuel matérialisé de traduction spontanée des forces dépassant depuis toujours les individus et les civilisations dont ils sont le produit : l’énergie qui traverse les vivants et les mondes qu’ils construisent, tout autant que la langue qu’ils habitent. Maya les engendre depuis la nuit.

 

Les ruines d’Angkor (parce qu’elles ne sont plus que des ruines) sont  donc le signe d’une évidence : quelque chose a existé, un état perdu de l’humanité khmer peuplé de danseuses endémiques et de singes déambulant parmi les temples aux ogives captant la lumière d’un ciel d’où semble rayonner le vide, et les êtres en jaillir spontanément comme de multiples irradiations frauduleuses de la matière  se parant de multiples couleurs (il suffit de s’y promener) à la manière de ces visages de pierre du Bayon dont l'énormité semble pouvoir écraser jusqu'au ressacs les plus enfouis de l'inconscient, le tout dans le miroitement d’un rêve digne du Grand Meaulne navigant entre les tentures orangées des couloirs d’un château qui n’a jamais existé à la recherche d’un amour qui n’existe plus… Signe terrestre d’une vie perdue depuis trop longtemps et qu’il serait donc fou de chercher à reconquérir, mais dont on ne peut (dont certains illuminés ne peuvent) s’empêcher de vouloir revivre, comme une intensité vécue diminuée à quatre-vingt-quinze pourcents, devenue sotte et pâle, un souvenir d’enfance lumineux amputé par l’apparition des premiers poils pubiens ou quelque chose d’aussi grotesque et envahissant (colonisant) que la sexualité. Comme dans le deuil mélancolique tel que Freud le décrit, le chasseur, désirant retrouver l’objet disparu, devient lui-même la proie de son propre désir (la proie des ombres). Ainsi l’ironie dévore-t-elle du dedans l’insatisfait et le jette en pâture aux affres psychosomatiques de la mélancolie, eau trouble en laquelle les chimères sont aussi puissantes à faire sentir le mal que des lames de couteau, mais toutes, par une sorte de magie très retorse, porteuses des puissances désastreuses du rire qu’on étouffe avec l'émergence des premiers symptômes d'une dépression clinique (faute d’être capable de nous élever à hauteur de notre propre néant et nous laisser sombrer dans le gouffre métaphysique qui s'ouvre alors à nous, le rire  qui peine à éclater est comme l'ultime crampe qui nous rattache à l'Être, alors même qu'il le tient à distance et annonce l'irréversible imminence de sa négation: il éclatera un jour, emportant tout sur son passage), elles travaillent de l’intérieur à entretenir en ce double sens du rire-mélancolique les braises d’un désastre que l’on sait imminent : Parménide a toujours eu tort, les Occidentaux sont les fossoyeurs du vide et, avec lui, de la quiétude, de la vie heureuse, de la paix entre les peuples, et de l’interruption possible de l’éternel retour du même : la misère et la mort. Un monde s’écroule – le nôtre – à mesure que nous découvrons (un vague sourire coincé entre deux muscles) un autre continent de pensée : il est désormais possible que le non-être soit. La preuve : ce qui a été de l’être reste visible mais n’existe plus, Angkor, et toujours. C’est de cette dimension-là, où le vide côtoie l’existence (se donne dans le même temps, comme la gloire perdue du royaume à travers la persistance de ses ruines), depuis ce prisme à travers lequel le blanc devient tout autant la source de la couleur noire que son émanation contraire que découle la vue qui tue portée sur le monde des vivants. Vacuité de nos contemporains, qui est aussi, puisque nous en sommes, la nôtre.

L’ironique, dont le sadisme intellectuel est universellement reconnu, devenu par la force des choses – les lois retorses de la psyché par lesquelles tout est en même temps son propre contraire, ou du moins est prompte à le devenir – sa propre cible, se masochismise, et trouve son plaisir dans l’humiliation. La fable, le fabuleux de la fable, se transforme en farce. Les guerriers de l’empire khmer au faîte de sa gloire et de sa puissance en pauvres types. Le rire s’élève, discret, ténu, à peine un sourire, jaune boue, par-dessus les cendres fumantes de la désolation, et le cri déchirant des animaux du paradis perdu ne sont plus que des insultes à l’égard des illusions perdues dont l’auteur est devenu le gardien ridicule. Ce qui en fait un sage certainement, au sens taoïste du terme, fort de ses facultés de résignation et son goût inné pour la mornitude : « tout ce qui émane du Tao est monotone et sans saveur ». Gardien des vacuités, de la morne existence… de fait chauffeur de taxi vivant sans moyens de communication dans le cagibi sans lumière d’un commerce désuet de Californie. Face à l’absurdité, au vide consubstantiel de l’existence, ne reste plus qu’à jouir sous toutes les formes que peut prendre l’informité originelle du plaisir en attendant la fin (et certainement qu’écrire est l’une de ses formes), le plaisir consistant sans doute à faire varier les formes du plaisir dont certaines, on peut toujours rêver, seraient encore à inventer, ou découvrir. Et c’est bien à une découverte que nous avons affaire ici. Celle d’un style, et d’une ontologie (très non-occidentale) du mépris de soi comme accès au sentiment d’exister, l’illumination de la plénitude d’être en n’étant soi-même (moins que) rien. « Atteins à la suprême vacuité et maintiens-toi en quiétude devant l’agitation fourmillantes des êtres... ». Porter les valises de sa femme jusqu’au taxi, alors même qu’elle vient de nous annoncer qu’elle nous quittait pour un autre, et trouver là (dans cette violence de la négation subie de plein fouet) une ultime forme d’équilibre et de satisfaction : fantasque aspiration subliminale ou décomposition, en profondeur, du conatus essendi ?

(à suivre)


 

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