À propos de Communiquer,
disent-ils. Soth Polin, in Génial et
Génital.
Un
style… une autre langue… un autre esprit… un autre humour surtout (ce dernier
concentrant comme un marqueur indélébile les trois autres hypostases), ce sont sans
doute là les seules armes dont dispose l’écrivain – le faible – contre toute
figure sécularisée de l’éternel
oppresseur aux cent-vingt bras et ses multiples visages. Nous ne pouvons
ici faire l’économie du background historique de l’auteur entré en résistance
face au colonialisme non seulement économique et politique mais aussi, et surtout,
culturel de son pays par l’hydre à deux têtes : la France et les États-Unis,
plus précisément la France culturellement subsumée par le leadership étatsunien exercé
sur les pensées et les mœurs depuis l’entre-deux
guerre, qui aura donné lieu à cette ingérence impérialiste dans l’économie des
cerveaux floqués d’un drapeau bleu blanc rouge serti des 50 étoiles de
l’orgueil mondialisé sur cette partie d’Indochine, sans parler des Rouges qui
guettaient à la porte de l’ancien royaume de Kampuchéa pour mieux l’inciter à
se déchiqueter de l’intérieur, dès que Shiva aura quitté les lieux… C’est que le
monde, tel qu’il s’est dessiné entre les deux guerres, et les esprits avec lui
– ce n’est pas un secret – nous vient d’Hollywood, grand colporteur de l’idéologie
mono-triomphante au mépris des petites (et des grandes) différences, en
plastifiant les cerveaux. On conviendra que le cinéma soit un formidable
passeur d’idéologie et que ce n’est pas pour rien que les films hollywoodiens,
hissant ses égéries au rang de déesses et de dieux d’un nouveau panthéon, ont
été interdits en URSS, ses dirigeants préférant donner en pâture au peuple
nos guignols franchouillards de Saint Tropez, atteints de tiques irrépressibles
du visage, aux bombes à retardement de la beauté ravageuse et des poses qui en
disent long sur la manière d’être un vrai homme (ou une belle salope). Résistance
des petits face au monde culturellement homogénéisé donc, dans lequel il
n’existe pas de place pour d’autres formes de discours que le discours devenu
dominant, le discours de l’Occident avec sa plastique propre : ses films,
ses héros ayant valeur de modèle de moralité, comportements-types
par-lesquels accéder à plus d’être, plus de pouvoir de séduction… et sa
leçon de métaphysique : rien n’existe au-delà de l’image. L’Être, c’est le
phénomène. Le non-être n’existe pas puisqu’on ne peut pas le voir (Saint Thomas
l’Empiriste père du protestantisme père de l’économie de marché mère du monde devenu
tout puissant de la finance), et l’invisible, et l’indicible, avec lui. Le
pouvoir de la séduction (le jeu unique du paraître) est entré dans ses œuvres
pour les siècles à venir et pour plaire aux filles il faut ressembler de prêt
ou de loin aux chimères dont l’industrie cinématographique nous inonde, et se
soumettre sans restriction aux jeux de l’imitation pour se trouver quelques
traits de consubstantialité manifeste avec Charles Bronson (jeune) ou Alain
Delon (jeune), au risque de n’exister qu’au rabais, c’est-à-dire ne pas exister, aux yeux des autres, et
par eux à nos propres yeux… le risque encouru, pour celui qui ne joue pas le
jeu en se retirant des exigences du siècle étant réellement de devenir moins que rien, une ombre d’homme parmi
les hommes, un fragment d’insignifiance sur le grand marché des échanges de
fluides corporels. Face à cela, l’obnubilation des esprits par les
marchandises du stylistiquement qui en
jette, comme en jettent les grosses bagnoles sur les petits-monsieur et les filles qui tiennent absolument à monter dedans,
« un colt, promesse de soleils à venir », comme disait René Char, un
colt moulé dans la substance délétère des mots, un colt aux dimensions ridicules
de la littérature dont le 7ème art annonce depuis près d’un siècle la
disparition, comme il annonce (espace d’immédiateté sans restes où la réflexion
peut toujours tenter de s’immiscer pourvu qu’elle soit munie d’un casque et
d’un protège-dents) l’impossibilité d’un espace critique de retrait en raison
de son extraordinaire pouvoir de captation des esprits au seul règne de l’image,
reine de ce monde, comme jadis Maya sur les contreforts de l’inconscient (enfoui
au cœur de la jungle, quelque part au Nord du Tonle Sap, et largement piétiné par notre pilleur national et futur ministre des Affaires Culturelles, l'illuminé Malraux).
Dans
cette nouvelle, Communiquer, disent-ils,
l’Agora, ce lieu où les anciens grecs venaient débattre de ce qui est et de ce
qui n’est pas, régler leurs comptes, avancer leurs droits, inventer de
nouvelles formes de gouvernements capables de sortir les homonculus sapiensis de leurs grottes comme une effusion solaire au
cœur d’un monde de glace, un espace où la pensée (toute étouffante soit-elle
devenue) prenait des allures de liberté, ce haut-lieu de l’intelligence
triomphante et des arts-nouveaux (épopées, tragédies, mêlant les affaires humaines
à celles supposées des dieux…) s’est depuis fait supplanter par Hollywood,
nouveau centre névralgique de notre Occident rayonnant dont les productions occupent
toutes les discussions (toute la pensée) en faisant table rase de ce qui
jusqu’ici en avait pourtant fait une source d’illumination. Alchimie du Capital dont il
faudra bien un jour cartographier les naissances
latentes, les effets insidieux capables d’affecter jusqu’à ce qui, de
l’homme, fait pourtant l’essence : le langage, réduit au spectre de ce
qui est utile à l’économie de marché, réservé à l’unique logique des
échanges : la communication (comme
solution finale à toutes les aspirations historiques de la Commune certainement).
Poésie, pour peu que tu veuilles survivre : cache-toi ! Il est interdit
(l’autocensure du paraître ridicule y suffit) de mettre aujourd’hui notre
langue au service des rêves, par essence séditieux, qui sont comme autant de pollutions nocturnes
jetées dans le grand flux irrépressible du progrès : l’affadissement des
esprits mis au service d’une meilleure circulation des énergies consummivores,
l’absorption forcenée des nourritures spirituelles conventionnées, qui sont
comme les métaux conducteurs du désir attisant (multipliant) tous les ressorts
du conatus essendi, l'aspiration
stupide à plus d’être (Bouddha,
sauve-nous !), l'Être depuis l'avènement d'Hollywood étant coefficienté au pouvoir de séduction, en se pliant au monde des effets de surfaces et son
intarissable babil.
C’est
là, il nous semble, l’un des points saillants de cette première nouvelle. L’insatisfait, qui y a nom Vanna, lui
qui rêve splendeur et gloire perdues du royaume khmer dans une avalanche de
visions fantasmatiques, et à qui le sexe féminin reproche de ne pas assez
communiquer, comme s’il s’agissait là des prémisses nécessaires à la fornication,
consent un moment de jouer le jeu pour apprendre le babil générationnel, et
avoir ne serait-ce qu’une chance de baiser.
Sur l’invitation, et l’incitation, de sa collègue de bureau, Sary, sur laquelle
ont cristallisés pour Vanna tous les cui-cui piailleurs du Désir, celui-ci
part donc avec trois autres personnes vers Kep, une station balnéaire construite par
les Français depuis Phnom Penh, moment de lecture jouissive où l’on assiste,
comme Vanna y assiste, à une diarrhée verbale dans laquelle les occupants de la
404 se perdent (la discussion partant littéralement dans tous les sens), et
dont ils jouissent au point d’avoir les lèvres humectées de bave, comme au
terme d’une crise d’épilepsie. Ce moment d’abandon, de partouze verbale lors du
trajet évoque tout à la fois un mouvement de masse (irréfléchi, soumis à la
mécanique d’une puissance dépassant de loin les individus qui n’en sont que les
véhicules insignifiants, parlant pour parler, dans une sorte de gratuité
amnésiante) qu’un rituel de passage par lequel chacun, comme individu justement,
trouve à exister au sein d’une communauté (en jouant le jeu que réclame la
communauté pour exister : communiquer,
et n’exister alors que par l’être
ensemble tout puissant). Sorte de communisme logorrhéique dans lequel
l’idée même de solitude aurait non seulement été proscrite, mais aurait
complètement disparue. Imaginons seulement que ce monde soit devenu le nôtre,
et que ce ne sont pas les Communistes autoproclamés de tous les pays qui en
aient trouvé la clef (rendre la solitude impossible, en planquant des micros
partout), mais le Capitalisme effréné armé de tous ses progrès technologiques,
notamment en matière de communication
érigée à titre d’impératif catégorique. Pas très baisant, si la liberté est
bien ce pouvoir de repli en-deçà des exigences du siècle. L’avantage avec les
micros planqués sous le matelas, contrairement à ceux qu’on se colle soi-même
devant la bouche d’un bout à l’autre du globe, c’est qu’on avait encore la
possibilité de se taire et, les mains callées derrière la nuque, du temps pour se
poser des questions sur l’existence ou non de plafond. Ici, se taire n’est pas
possible (à moins de consentir à sa propre exclusion et se voire botter en touche, très loin de ce qui fait de l'homme sa définition).
De
ce passage jouissif dans lequel on reconnaîtra l’une des innombrables
situations où l’on s’est soi-même trouvé un jour où l’autre, contraint par la
force invisible du désir de chercher à plaire à nos semblables, si ennuyeux
soient-ils, se dégage un sentiment double nous renseignant sur la duplicité du
réel – le grand micmac du ying-yang – impliquée par l’exigence de
communication : tout à la fois puissance liante, dans laquelle les
individus trouvent à exister (socialement), que dissolution des individualités
dans le grand tout communicationnel (sorte de Nirvana post-moderne). Tout cela,
comme l’ontologie en jeu dans l’enseignement bouddhique, reposant sur une
économie du néant. À parler pour parler, comme le font les occupants de la 404,
le principe même de toute communication semble n’être qu’une surenchère du vide
sur le vide, une étrange économie de l’échange verbal donc, fondée sur la
gratuité du dire, le parler pour parler qui, pour un regard pétri d’ironie –
pénétré du regard qui tue porté sur le
monde des vivants – n’est rien d’autre que la manifestation de la vanité
essentielle de l’être et de l’existence, du monde et des individus.
Le
babil contemporain, la communication pour la communication, cet art de combler
le vide par du vide, l’angoisse du néant et les profondeurs mortifiantes de la
mélancolie par des effets de surface, comble
également (au sens de la satisfaction) l’insouciance structurelle de nos
sociétés de consommation à l’égard des questions essentielles, les gouffres métaphysiques par du temps perdu (en babils), de la
distraction plutôt que de la dissertation donc, et celui qui n’en est pas
capable, celui qui ne sait pas parler
pour parler (damnation !) ne peut accéder à l’être en intégrant comme
son réquisit ontologique la communauté des semblables, celle des communiquants. Vanna rêvant grandeur
passée du royaume khmer – qu'on ne s'y trompe pas, ce rêve est de portée politique, le levier de
mécanismes énergétiques capables de faire entrer un peuple en résistance face
au colonisateur culturel en cristallisant les énergies en jeu – se trouve
infiniment seul, isolé au milieu de ses semblables absorbés par les productions
lobotomisantes occidentales tel un albatros incompréhensible. Même quand il se
met à parler personne ne l’entend… Son rêve est incommunicable (son peuple ne
se soulèvera jamais). Le monde est pour lui comme une oreille sans tympans.
Mais, pire peut-être que de ne pas exister aux yeux des autres, celui qui ne
sait pas se perdre en babils reste sans pouvoir, sans remède, face aux puissances mortifiantes qui l’habitent dont seule
la superficialité semble être en mesure de sublimer (ou d’amnésier) les effets.
Vertu critique mais non rédemptrice de l’ironie donc (Socrate en est mort), qui
plonge celui qui en use de manière instinctive en crise sans que ne croisse aussi
pour lui ce qui sauve. Parler pour lui ne sert à rien. Parler pour parler ne
sert doublement à rien. Heureux les communiquants et les simples d’esprit.
Maintenant,
la gratuité du dire n’est pas neutre. Elle a besoin de substance, de nourritures,
et cette substance, dont se nourrissent les protagonistes dans cette nouvelle,
ce sont les films américains et français d’inspiration hollywoodienne, sortes d’instruments
de propagande culturelle jetés dans le monde pour que les hommes et les femmes
aient de quoi parler (combler le vide intrinsèque au fait même d'exister). Parler… échanger plutôt, dans le vide, s'imposant presque comme un principe de survie auquel on ne peut que répondre, une sorte de dogme auquel les âmes souscrivent d’une manière
beaucoup plus insidieuse qu'aux ballauderies des régimes communistes
(que tout le monde répète mais auxquelles personne ne croit), puisqu'elles possèdent une
réelle efficace ontologique, celle de créer du désir. En livrant en terre d’Indochine, grâce au cinéma,
le prêt à porter stylistique et moral de l’Européen qui, imité, confère aux
jeunes gens plus de pouvoir d’attraction, de sexappeal (plus d'être), le Capital permet cette libre circulation de la libido
par contagion d’espaces culturellement étrangers à sa source endémique.
L’impérialisme n’a dès lors plus besoin d’envoyer ses missionnaires aux quatre
du monde, le monde est venu jusqu’à lui. Les protagonistes, à
l’exception de l’albatros qu’est Vanna, sont d’ailleurs tellement imbibés de ces
références occidentales qu’ils semblent ignorer celles qui fondent l’unité de
leur propre pays (leur identité fabuleuse). Seule une allusion à une pratique
culturelle khmère, mettant en scène une parade amoureuse sous forme de joute
poétique, est tournée par celui qui en parle en ridicule, et n’y voit qu’une
expression grotesque, au contraire des films occidentaux dont il admire les
acteurs et le style. Nulle place en lui, comme pour les autres occupants de la 404,
pour les mythiques guerriers khmers couvrant à dos d'éléphants l’immensité du ciel au sortir des
temples d’Angkor, remplacés depuis peu, mais pour très longtemps sûrement, par
tout un tas de branleurs narcissiques couvrant l’immensité de la toile jusqu’en
leurs moindres pensées polluées par une armada de spectres auxquels chacun
voudrait, de prêt ou de loin, ressembler, comme si leur image, absorbée,
conférait un plus d’être, répondait immédiatement à la logique exponentielle de la Volonté de Puissance captée par les charmes de leurs miroitements. La Paramount aura au moins réussi à faire de la grotte de
Platon une immense salle de projection.
Ne
dire que du convenu donc, du communicable, du qui brille, qui a du style (répond aux canons obsessionnels de l'époque), du qui en jette plein les yeux aux filles
comme tous ces beaux acteurs et ces grosses bagnoles de l’American Way of Life universalisée (prémisse d’orgasmes
extatiques à venir). C’est là, d’ailleurs, l’une des exigences du capitalisme contemporain :
que la parole ne soit plus elle-même qu’une valeur d’échange conforme à l'esprit qui est le sien: faciliter les échanges pour accroître le Capital, qui ne vit qu'à circuler, comme tout autre
produit côté en bourse, sperme et salive compris, et non le véhicule d’idées
réfractaires à son expansion infinie. Qu’elle soit, en elle-même, vide,
insignifiante, peu importe donc (et même tant mieux) son utilité est ailleurs : dans les liens
que créent les échanges verbaux, dans la circulation des énergies, grandes consommatrices de charbon et d'acier. Face à cela,
cette exigence de la parole convenue, échangeable, et non celle qui souffre au
contact de l’indicible (ce qu’il ne faut pas dire, taire, au risque de
s’attirer les foudres de la communauté des communiquants),
la conscience malheureuse est sans rémission possible. L’indicible doit être
tue, l’invisible dont parle (rêve) Vanna, rester invisible, car incommunicable,
étranger à tout phénomène d’empathie de la part de ses semblables, aliénés serviteurs
involontaires de l’envahisseur porté aux nues depuis que l’horizon du Désir s’est
réduit aux dimensions d’un écran de cinéma et que posséder une Mercédès est devenu
le comble de la frime (la quintessence de l'homme réalisé). Le royaume d’Angkor, pour ne plus occuper les cerveaux
et rayonner en eux comme le souvenir d’une identité fabuleuse (à reconquérir), semble
à jamais perdu. Hollywood est la clef de cette mystérieuse disparition.
Mais voici qu’apparaît à Vanna, tandis qu’il se prélasse sur la plage de Kep en compagnie de Sary, de quoi parler pour parler dans le ciel et réussir son intronisation au sein du cercle des gnostiques : un avion de chasse, tel un Hermès des temps moderne, une épiphanie. L’occasion est trop belle (et l’idée lumineuse), Vanna, jusqu'ici privé de ce don d'éloquence propre aux communiquants, se met à parler avions à réaction et ce qu’il désire lui arrive : Sary lui sourit d’une manière qui en dit long – de toute évidence les effets de surfaces sont les vecteurs de pulsions libidinales, leur moyen de communication, la plaque tournante du Désir (de l'Être) – telle semble être la clef du monde dont Vanna a la révélation: lui aussi, comme tous les communiquants, pour peu qu’il fasse taire ses rêves, va pouvoir niquer.
Mais voici qu’apparaît à Vanna, tandis qu’il se prélasse sur la plage de Kep en compagnie de Sary, de quoi parler pour parler dans le ciel et réussir son intronisation au sein du cercle des gnostiques : un avion de chasse, tel un Hermès des temps moderne, une épiphanie. L’occasion est trop belle (et l’idée lumineuse), Vanna, jusqu'ici privé de ce don d'éloquence propre aux communiquants, se met à parler avions à réaction et ce qu’il désire lui arrive : Sary lui sourit d’une manière qui en dit long – de toute évidence les effets de surfaces sont les vecteurs de pulsions libidinales, leur moyen de communication, la plaque tournante du Désir (de l'Être) – telle semble être la clef du monde dont Vanna a la révélation: lui aussi, comme tous les communiquants, pour peu qu’il fasse taire ses rêves, va pouvoir niquer.
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