lundi 16 août 2021

TOASTS ET TOMBEAUX (Archives G.MAR, TBD, Romain Verger, A Propos de)

 

Toasts et Tombaux

(Romain Verger)

 

En publiant The Beat Degeneration dans leur collection French Connection, les éditions D-Fiction font découvrir un jeune auteur dont je connaissais les étranges récits, d’inspiration onirique ou hallucinatoire, parus sur son blog La Part du mythe. À la fois constat amer de l’état de notre littérature contemporaine (pour ce qui est de sa part visible), sacrifiée sur l’autel de politiques éditoriales régies par la « logique de l’utile et du rentable », et tentative de circonscription de la nature de la littérature et de l’acte d’écrire, ce recueil de onze textes tire assez nettement vers l’essai.

Sous-titré « Notes, sans partitions »The Beat Degeneration ne s’y réduit pourtant pas totalement. D’une forme assez libre, faite de bourgeonnements, de décrochements, de digressions,  d’incursions narratives et autobiographiques, l’ensemble pourrait se définir tel que l’auteur lui-même décrit le patchwork des Illuminations rimbaldiennes : « une coagulation de textes de factures et de tonalités divergentes par laquelle se manifesterait, dans un composum faisant artificiellement bloc sous l’unité d’un titre, la dissolution d’un moi démembré par la diversité des voix qui le traversent comme pour le disséminer dans le rectangle des pages ».

Une composition souple, fluide et ouverte qui tente de substituer à la cacophonie ambiante (ce « déferlement chronique » de bruit et d’informations dont les médias nous saturent quotidiennement jusqu’à la nausée) la polyphonie structurante de l’écriture, entendue comme « écriture fantôme »« outil médiumnique » brouillant la limite « qui sépare le monde des morts de celui des vivants ». Écrire, c’est faire monter le hors-scène sur la scène, c’est fracturer le « tombeau du verbe en sa verbalité héraclitéenne » pour que s'en échappe cette pulsation des voix aimées du passé, créer un « monstre frankensteinien : James-Arthur-Rimbaud-Joyce ». Nous sommes, explique-t-il, tiraillés entre deux mondes :  

« la voix des journaux et la voix d’auteurs psalmodiant pour nous d’outre-tombe leurs obsessions, leurs cantiques et leurs enfers personnels comme pour nous les incuber, nous rappelant chaque fois sans faiblir à cet espace d’indécision où les morts hantent par leurs voix les vivants et les extirpent, un temps du moins et par intérim, de ce grand charnier continu qu’est le temps va-de-l’avant mon gars et bon vent ducon! »

The Beat Degeneration dresse bien évidemment l’anti-portrait de la Beat Generation, génération anti-frénétique, atone et désabusée que celle de l'auteur (les années 90), sans combats à mener ni causes à défendre qui vaillent vraiment la peine, où l’on macère dans une sorte de vacance historique et politique, où l’on se consume petitement dans un « infini dimanche », une situation qui n’est pas sans rappeler ce mal du siècle typiquement romantique, ici réactualisé. Un défaut d’investissement libidinal en somme, quand l’écriture est précisément pour l’auteur « un temps spasmodique ne répondant qu’aux influx d’hormones sous la coupe de l’hypophyse, imprévisible comme leurs débordements et la décharge qu’elles appellent ». S’il ne dénie pas à la littérature son droit à l’humour, à « l’humour assassin », G. Mar déplore la fadeur de « ces nouvelles idoles [que chaque rentrée littéraire érige] au Panthéon de la République des Lettres. De nouveau dieux. Ils doivent nous servir de modèles et de guides. Tout est devenu français au possible, panthéonesque et conservateur. » Car la littérature s’est faite sous le signe du crime, rappelle-t-il dans la continuité de Lyotard, dans l’ombre du régicide de 1793, qui n’est que l’aboutissement historique d’une autre décapitation : celle de notre langue de sa part orale, maudite et bouffonne, « le patois débridé des païens » et l’esprit de Rabelais, dans le processus d’uniformisation induit par la langue romane dont procède le genre romanesque, « idiome [commun fondé] pour la grande communauté fraternelle des homo-économicus ». Que reste-t-il de la littérature si on l’ampute de sa part sombre? Les premières pages de La Condition humaine de Malraux sont pour lui emblématiques de la situation de l'écrivain. Plus que le crime qu’il va commettre, c’est la possibilité du crime, ce moment anxieux et suspendu qui le précède, ce « temps propre à la possibilité du meurtre » et de la révolution, qui fait de Tchen, « ce barbare descendu des plaines mongoles », le Grand Voyant et le grand criminel. Autrement dit, une écriture qui n’a pas renoncé au cruor de l’enfance et perpétue la « mémoire du roman sacrificiel et profanateur à l’origine du genre ».

 

G. Mar, The Beat Degeneration (Notes, sans partition), D-Fiction, 2014.




THE BEAT DEGENERATION Texte n°1 (Archives G.MAR)

 

La grande évasion

Sur la résistance par la littérature aux logiques dominantes.

Du cœur même des couilles de ce que les nineties renfermaient de gamètes jaunâtres et mortes dans l’œuf, infertiles à produire ne serait-ce qu’une lueur d’espoir, politique, économique, existentielle ou quoi que ce soit d’autre… sans que le désespoir cependant, cet incapable, ait réussi à le remplacer, on (moi et quelques autres larrons perchés haut par la bibine à l’ombre d’un Christ dont les States s’entêtaient depuis trop longtemps à réaliser la parole ici-bas) s’était fourbus de littérature comme si celle-ci était devenue le moyen le plus sûr d’assurer notre exil – alors même qu’elle était notre royaume – hors de la froide et chieuse réalité d’un monde dont les faits divers et ceux qu’on pense relever de l’histoire universelle – principalement des guerres – constituent la prose.

Le monde au sein duquel nous nous concédions des espaces de liberté ravie à l’immensité des déserts par la porte étroite de la littérature n’était autre que celui que nous martèlent les télévisions à l’heure tapante consacrée aux informations, que l’on suivait malgré nous d’assez près puisqu’il ne se passe pas un jour, pas plus qu’il n’existe désormais de lieu, où l’on ne nous informe de ce qu’il en est de l’Être depuis douze heures et quelles ont été ses manifestations aux quatre coins du monde. Jusqu’à saturation. Et nausées.

Malgré cela, impassibles à l’Esprit et au Temps, on continua sans relâche à vivre nos romans, comme on dit que la vie continue chaque fois qu’arrive un mort, en mêlant notre quotidien le plus nu et notre désœuvrement historique aux dimensions atemporelles de la fiction – jouant selon nos aspirations du moment le salut d’Hamlet et la réponse à sa fameuse question aux fléchettes – sortant au hasard un volume de la bibliothèque pour en clamer des passages le plus connement possible (genre Lamartine avec la voix française de Marlon Brando dans les Parrains) – ou encore nous vivant comme la démultiplication d’Ulysse lors d’un quelconque pub crawl – guidés dans notre errance par d’autres scénarios que celui qu’on nous aurait soit disant réservé à l’origine de la création, en opérant d’une manière qu’on peut dire compulsive la transsubstantiation des lettres dont nous subissions l’inspiration dans l’épaisseur de l’immortalité vécue. Et l’incarnation.

Nous rejouer des pans entiers de la littérature mondiale jusqu’au burlesque constituait alors notre lubie d’anti-héros fringants et notre passe-temps infini – ça et puis boire – l’âme et le corps recevant ainsi leurs nourritures en propre, et l’on se retrouvait à vivre comme dans les marges d’un univers peuplé de types idéologiquement assez sûrs d’eux-mêmes pour croire et affirmer que la vie – don de Dieu s’il en est puisqu’il en est soit disant la source – avait un sens, au point qu’en son nom (fusse-t-il le Peuple), on pouvait mener toutes les guerres et faire mourir quelques autres parmi les autres imposteurs alors que nous avions cette certitude plantée bien profond dans le foie la rate et les couilles qu’elle n’est, comme le dit Rimbaud dans Une saison en enfer, que « la farce à mener par tous ».

Nous songions ainsi réellement, à digérer nos romans en les portant sur le plan sonore de l’action (faisant ainsi place aux pouvoirs de la fiction dans la scansion inlassable des faits et leur déferlement chronique), à un autre type de guerre que celui qui avait prévalu jusqu’à nous, à une guerre de droit, guidée par des logiques imprévues dont l’alcool serait comme la muse catalytique ou l’inspiration, inépuisable et puérile et trouvions, dans le mâchouillage nasal et palatal de voyelles et de consonnes qui suit nécessairement le relâchement de la mâchoire passé un gramme : comme l’avènement d’un patois dérogeant à tous les tambours que font sonner depuis les confins de l’univers jusqu’aux moindres de nos neurones les ressorts qui animent depuis toujours la grammaire des États. Guerre sublimement inutile et vaine faisant de nous des sortes de Don Quichotte. Sans effet sur le cours du monde. Soit ! Mais louable par cela.

Dans ces moments d’échappées-belles on se trouvait pour ainsi dire comme en suspension dans l’Être, en décalage par rapport à son cours phénoménal-historique et comme déjà morts à ce qui nous tient par les glandes de l’existence au décorum dans lequel celle-ci sécrète ses flux d’hormones de la débilité et d’excréments idéologiques – bande de mélancoliques plus ou moins conscients de n’être plus tout à fait au monde, et pourtant tout juste en son milieu, tel ces chiens fous, gardiens de temples chinois, plantés au seuil d’un immense tombeau peuplé de lettres, vivant le cul entre deux eaux, à la tangente de deux mondes en parfaite divergence : la voix des journaux et la voix d’auteurs psalmodiant pour nous d’outre-tombe leurs obsessions, leurs cantiques et leurs enfers personnels comme pour nous les incuber, nous rappelant chaque fois sans faiblir à cet espace d’indécision où les morts hantent par leurs voix les vivants et les extirpent, un temps du moins et par intérim, de ce grand charnier continu qu’est le temps va-de-l’avant mon gars et bon vent ducon !… À lire et à mettre en scène nos lectures nous rêvions debout en somme, mêlant la nuit salvatrice aux puissances contraignantes du jour, goûtant aux joies inconfortables du Hors-Temps et défiant par-là les horloges, l’enchaînement linéaire et rythmique des secondes que n’importe quelle pointeuse signale partout être celui auquel doit obéir toute l’humaine condition. Laborieuse car pécheresse de naissance. Condamnée aux logiques de l’utilitaire et du rendement avec la bénédiction des apôtres et des saints de tout bord.

Notre panthéon bien païen d’auteurs bien morts dont nous ressentions les mânes nous titiller la plante du cervelet sous le joug des affinités sélectives, les Rimbaud, les Joyce, les Behan, les Kafka, les Beckett…etc., comme d’autres avant nous eurent leur Jean Genet en poche et leur Camus qu’ils emportèrent sur les routes d’Amérique et d’ailleurs comme pour le long et vagabond voyage d’une nouvelle génération de débiliteux en gestation, occupaient ainsi notre scène au mépris de celle qu’on nous cuisine inlassablement par presse interposée – œuvre d’un omniscient tapageur relayée par les faits divers qui sont la manifestation de ses desseins cachés – au point que nos références littéraires décidèrent seules pour nous de l’avenir de la création. C’étaient eux, les scribes, les réceptacles innés du Verbe, les interprètes de ce jeu qu’est le monde, c’était, et cela reste nos apôtres dans le grand combat qu’ils menèrent d’une manière ou d’une autre contre Dieu sans jamais l’atteindre totalement. Sa mort est, comme son œuvre, toujours à recommencer.

« viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! ». Rimb.


THE BEAT DEGENERATION, Notes sans partition, ed. D-Fiction 2014

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